LA KOUMIA
MAROCCHINATE
Italie 1944 © Auteur inconnu/ECPAD/Défense
Marocchinate
Dans son ouvrage Vaincre sans gloire, Belles lettres, Ministère de la Défense-DMPA, 2013 sur la campagne d'Italie, Madame Julie Le Gac fait le procès des exactions et des viols commis par le Corps expéditionnaire français en Italie (CEF) et tout particulièrement par les Goumiers.
Marocchinate, ce néologisme italien désigne les Italiennes violées par des Marocchini en 1943-1944. Les victimes ont désigné comme agresseurs les Marocains qui formaient 45% du Corps Expéditionnaire Français (CEF). Mais le plus souvent incapables d’identifier la nationalité et l’unité des violeurs, les dénonciations visaient tout aussi bien les 15 % de soldats Algériens ou Tunisiens, voire les Indiens et les Gurkhas de l’armée britannique. Et dans le doute, ou en cas de dénonciation mensongère, pourquoi ne pas accuser, à coup sûr, les Goumiers marocains reconnaissables à leur djellaba qu’ils sont les seuls à porter en Italie, cadres compris. Les Goumiers deviennent rapidement des bouc-émissaires de cette campagne. « Une campagne à la fois mensongère et odieuse, née vraisemblablement dans le milieu diplomatique de l’Axe resté en poste au Vatican, s’orchestrait en Italie contre les Goumiers accusés de viols et de pillage » écrit le général Guillaume[1]. Le Pape se plaint de la conduite des Marocchini lors d’une audience qu’il accorde le 30 juin 1944 au général de Gaulle.
« La rumeur d’une carte blanche de 50 heures accordée aux Goumiers par le général Juin se propage rapidement » écrit page 462 Madame Julie Le Gac. Elle s’interroge : « Si cet ordre n’a jamais été retrouvé dans les archives… a-t-il officiellement ou tacitement permis aux troupes coloniales de piller les villes italiennes ?…certains élément jettent le trouble » (p.463 -64). Insidieusement Madame Le Gac transforme la « carte blanche », qui est une « autorisation », en « ordre », ce qui est beaucoup plus grave. Selon de nombreuses sources, cette autorisation, citée pour la première fois en 1965[2], aurait pris la forme d'un tract dont on n'a retrouvé aucun exemplaire, ce qui est étonnant car il aurait été facile pour les marocchinates et les autorités italiennes de l'utiliser pour accuser le commandement français. Comment peut-on croire également que le commandement français ait voulu donner une telle « carte blanche » à l'aide d'un tract écrit en français et en arabe à des marocains dont l'immense majorité ne sait ni lire, ni écrire et ne parle pas le français et très peu l'arabe ?
Plutôt que d’aller chercher le témoignage de Ben Bella, affirmant que « l’ordre venait d’en haut » Madame Le Gac aurait pu au moins citer à décharge l’Ordre du jour N° 1 du général Juin lors du débarquement à Naples. Le général y qui donne la conduite à suivre vis-à-vis des populations italiennes : « ni familiarité indécente… ou brutalité qui pourrait nuire à notre cause » (Annexe 1). Madame Julie Le Gac ne pouvait l’ignorer. Il est tiré de l’ouvrage du colonel Goutard : Le Corps Expéditionnaire Français dans la campagne d’Italie qui figure dans la liste des sources, longue de 67 pages, consultées par l’auteur. On peut douter qu'elle ait eu le temps d'analyser sérieusement et de confronter toutes ces archives et toute la bibliographie qu'elle a répertoriées.
Cette campagne repart de plus belle au début de ce siècle. En 2004, la RAI educational diffuse « Bottino de guerra » qui donne longuement la parole aux victimes des viols perpétrés. La même année le président de la République italienne évoque « la brutale barbarie de certains des combattants des troupes africaines ». Le succès en France du film Indigène en 2006 ravive la plaie. l'Associazione nazionale vittime delle marocchinate o “Goumiers”, crée en 2010, avance le chiffre de 60 000 victimes et relance la fausse “carte blanche” soi-disant accordée par le général Juin[3].
Plusieurs facteurs peuvent expliquer la campagne des Marocchinate. D’abord il y a le poids de l’histoire. En débarquent à Naples, les Français ont réveillé la vieille francophobie née pendant les Guerres d’Italie. Les descentes conquérantes des armées françaises en Italie se succèdent de 1494 à 1814. À cette date, Rome était le chef-lieu d’un département français. Déjà lors de la première intervention de Charles VIII en Italie, Français et Italiens s’accusèrent de s’être refilé mutuellement la syphilis, une maladie sexuelle encore inconnue en Europe, baptisée le mal de Naples par les français et le mal français par les Italiens. En 1944, la presse française d’AFN ne manque pas de rappeler les exploits du chevalier Bayard arrêtant, à lui tout seul, l’ennemi sur un pont du Garigliano ou la défense de Sienne par Monluc etc. La présence de 60% de nord-africains dans les rangs du Corps expéditionnaire a aussi réveillé la peur ancestrale des raids arabes. Le sac de Rome de 846 par les musulmans est toujours présent dans la mémoire italienne. En 1947, l’installation d’un cimetière militaire où reposent une majorité de musulmans sur le Monte Mario dominant la capitale de la chrétienté suscite une vive indignation chez les Romains. Coïncidence ou pas, quelques villes victimes dans le passé de raids musulmans sont aussi celles décorées du Mérite civil pour avoir souffert des bombardements et des Marocchini.
Ensuite le conflit franco-italien est loin d’être réglé en 1944. Le général de Gaulle est furieux que la France ne figure pas parmi les signataires de l’armistice du 3 septembre 1943 avec l’Italie, ce qui exclut de facto la France du paiement de frais d’occupation. Il n’est pas prêt non plus à reconnaître l’Italie comme une véritable alliée avant la suppression du statut privilégié des Italiens en Tunisie, le règlement de la question du Fezzan et de la bande d’Aozou au Tchad. En avril 1945 de Gaulle fait occuper le Val d’Aoste au Piémont qu’il souhaite annexer. Les militaires français n’ont pas oublié le coup de poignard dans le dos du 10 juin 1940. Le général Juin s’était bien gardé d’être présent quand le prince de Piémont était venu inspecter la brigade italienne Utili, placée sous les ordres du général Guillaume. « Personne au CEF ne tenait spécialement à se mettre en frais pour l’ancien commandant du groupe d’armées engagé contre la France en 1940 »[4]. Les officiers italiens sont humiliés de ne pas être traités comme des alliés à part entière. En position de faiblesse, politiques et militaires italiens exploitent les inévitables débordements des armées en campagnes en rejetant toutes les exactions sur les Français. Américains et Britanniques accueillent avec une grande hypocrisie les dénonciations des exactions françaises, ayant tout intérêt à braquer le projecteur loin de leurs propres turpitudes.
Les autorités italiennes profitent du retard pris par les Français dans l’indemnisation des victimes pour en réclamer le paiement à cor et à cri. Ce problème a été malheureusement avivé pour des raisons diplomatiques et juridiques. Ce n'est que le 22 mars 1946, que l'Italie et la France signent un accord similaire à celui du 16 janvier 1944 qui prévoit l'indemnisation des délits commis par les armées américaines et anglaises directement par les Italiens sur un budget déduit des frais d'occupation. La France laisse alors à l’Italie le soin de traiter les dossiers relevant des accidents, des vols et délits divers. Elle se réserve l’instruction des dossiers de viols et de meurtres. Dans le traité de paix du 10 février 1947, qui reconnaît une modification territoriale de 693, 5 Km2 en faveur de la France, « l’Italie renonce à toutes réclamations de quelque nature que ce soit résultant directement de la guerre ». À titre de réparation, la France est autorisée à « saisir, retenir ou liquider les biens, droits et intérêts qui se trouvent sur son territoire et qui appartiennent à l’Italie ou à des ressortissants italiens». Et non sur le sol italien comme l’écrit Madame Julie Le Gac, page 478 de son ouvrage et qui conclue avec justesse : « Le gouvernement italien s’attache donc à oublier l’affaire des marocchinate qui ne constitue plus qu’une charge financière et un fardeau politique » (p.487).
Il ne s’agit pas ici de contester que,malheureusement, des exactions et des viols ont été commis en Italie pendant la guerre. Mais c’est un véritable réquisitoire à charge que dresse sur soixante pages Madame Julie Le Gac à l’encontre tout particulièrement des Goumiers marocains (p.418-467 et p.484-491).
Ce réquisitoire confus est une avalanche d’accusations qu’elle impute généralement aux Goumiers sans en apporter la preuve. Ne maîtrisant pas sa documentation, elle se contredit plus d’une fois.
Elle cherche même des antécédents au Maroc pour justifier son parti pris à l’encontre des Goumiers et de leurs chefs. Les citations avancées sur ce sujet, sorties de leur contexte, sont plus que tendancieuses. Par exemple à la page 451, les citations extraites du chapitre II, traitant de l’histoire des Berbères depuis l’époque romaine, du livre du général Guillaume[5] suggèrent insidieusement que les razzias et les viols en Italie ont été tolérés voire encouragés. Page 464, l’auteure sera plus explicite en parlant d’un « contrat tacite permettant à ces troupes de piller et de violer ».
Pire encore, elle en vient à inventer une citation diffamatoire à l’encontre du Maréchal Lyautey. La restitution de l’extrait tiré de Daniel Rivet, Lyautey et l’institution du protectorat français au Maroc, tome III, page 307, est imaginaire. « La guerre du Rif 1921-1936 (Sic) est également d’une rare violence à l’encontre des combattants comme des populations locales. Lyautey finit par légitimer l’emploi massif des bombardements et des gaz de combat préconisés par Pétain » (p.452). Que dit Daniel Rivet à la page 307? « Le général Chambrun se serait opposé à l’emploi des gaz asphyxiants préconisés par Pétain, et dont l’usage, je crois, ne sera pas établi » (Photocopie en annexe). Comme pour l’article 79 du traité de paix évoqué au paragraphe précédent, Madame Julie Le Gac aurait-elle tendance à rédiger selon ses idées sans vérifier la documentation ? Quelle véracité donner alors aux nombreuses citations de son ouvrage ?
Madame Julie Le Gac s’étend longuement sur les viols. Malheureusement les viols, qui existent en temps de paix, sont encore plus difficilement évitables en temps de guerre. Pour en limiter les tentations, les Groupes de Tabors Marocains (GTM) avaient fait suivre des bordels militaires de campagne (BMC). Encore que la pudibonderie américaine avait interdit l'embarquement du BMC du 4e GTM. Le lieutenant-colonel Flye Sainte Marie avait tourné la difficulté au IIIe GTM. Il a raconté comment il a fait passer les “filles de la douceur” pour des nurses (infirmières) en les habillant d’une djellaba réglementaire munie d’un brassard à croix rouge.
Sans vouloir trouver aucune excuse aux violeurs, le comportement incroyable des Napolitaines, observé par tous les nouveaux arrivants et des témoins digne de foi, avait plutôt pour effet d’encourager les mauvais instincts. L’auteur italien Malaparte en dresse dans « La Peau » un tableau sordide. Madame Julie Le Gac en convient volontiers et cite Monseigneur Tisserand qui fait un constat identique à Rome : « Si les femmes ne s’exposaient pas elle-même, elle ne serait normalement en butte à aucun péril… il apparaît évident que les jeunes filles et même les femmes sont tout autres que prudentes…j’en ai vu par centaines s’approcher de soldats alliés pour leur demander des cigarettes, caramels, chewing-gums, ce qui ne peut être que le prélude à des conversations plus audacieuses… » Le cardinal évoque aussi « le désir morbide des expériences sexuelles de caractère exotique, et qu’il est tellement facile aux femmes de se justifier prétextant d’avoir été victime de violences »[6].
D’ailleurs Julie Le Gac illustre sur trois pages (429 à 432) l’extrême imprudence de certaines italiennes. Le 24 juillet, le maréchal des logis chef Taieb et à ses acolytes du 69e RAM avaient proposé à trois italiennes de monter clandestinement un train militaire au départ de Rome. Ces trois femmes trop naïves, n’imaginaient que de ce transport gratuit sous-entendait l’acceptation tacite d’une contrepartie. Après les avoir violées, les artilleurs avaient jeté ces trois malheureuses italiennes hors du train en marche. Il faut croire que les plaintes répétées des autorités italiennes contre les Marocchini, n’étaient encore pas parvenues fin juillet aux oreilles de ces pauvres femmes.
À la fin de la bataille du Garigliano, moment où les viols ont été de loin les plus nombreux, le général Juin réagit : « Quelles que soient les difficultés rencontrées pour surveiller de près la conduite de la troupe au cours d’opérations mouvantes en pays montagneux, les excès de toute nature et en particulier les viols perpétrés dans d’odieuses conditions doivent être considérés comme la conséquence directe d’un relâchement de la discipline. Les commandants d’unité, à tous les échelons, y ont leur part de responsabilité. Il importe pour l’exemple que le châtiment des coupables soit poursuivi impitoyablement » (p. 421)[7]. Le pour l’exemple s’est traduit sur le terrain par l’exécution sommaire des violeurs pris sur le fait. Julie le Gac cite une lettre adressée au général Clarke où Juin souligne que 28 tirailleurs pris en flagrant délit ont été fusillés (page 427)[8].
Les recherches de l’auteure, qui a obtenu un accès dérogatoire aux archives du dépôt central des archives de la justice militaire à Le Blanc (Indre) confirment le pic des condamnations pour des viols en mai juin 1944. Surprise ! Il n’y a qu’un seul goumier parmi les 156 condamnés pour viol (p.437). Mais ce total ne concorde pas avec l’addition des sentences, soit 92 condamnation, citées à la page 456, prononcées par les tribunaux militaires de trois divisions françaises. Le tribunal militaire de la quatrième division, la 1er DMI (Ex FFL), est oubliée comme celui du CEF. Faisant parti des 40 000 hommes non-endivisionnés, les trois Groupes de Tabors Marocains relevaient normalement de ce tribunal. Le dépouillement des archives de la justice militaire a-t-il été complètement effectué ?
Madame Julie Le Gac décèle dans tous ces chiffres « la preuve de la carte blanche accordée lors des premiers jours de la conquête ou plus certainement une négligence du commandement français… Comment expliquer qu’un seul goumier soit condamné pour viol alors que les Tabors sont les coupables désignés, on peut y voir là l’indice d’un contrat tacite permettant à ces troupes irrégulières de piller et violer. Mais cette absence peut également signifier un règlement alternatif des contentieux et des infractions disciplinaires. L’unité d’appartenance des 28 soldats exécutés sommairement est ainsi inconnue. Cette justice exécutive est plus susceptible d’être appliquée à des troupes irrégulières, considérées comme sauvages et brutales, mais aucune source ne confirme cette hypothèse » (p.464). Ce paragraphe alambiqué et équivoque, pourtant rédigé par une agrégée ancienne élève de l’École normale supérieure de Cachan, ne peut que surprendre. Il est diffamatoire pour les Goumiers et leurs chefs.
Madame Julie Le Gac commence insidieusement par remettre la question de la carte blanche sur le tapis, tout en faisant semblant de ne pas y croire. Selon l’auteure il n’y aucun doute « les Tabors sont les coupables désignés ». Désignés par qui ? En tout cas pas par Madame Julie Le Gac comme on le verra ci-après. Elle aura beau accumuler les citations, elle arrivera rarement à prouver la participation des Tabors dans les viols où elle essaie de les impliquer. Comme on l’a vu plus haut, elle reste convaincue que les « troupes irrégulières, considérées comme sauvages et brutales » bénéficieraient, « d’un contrat tacite de piller et violer ».
Ici, Madame Julie Le Gac ne sait pas trop de quoi elle parle. Elle semble ignorer qu’il n’y a pas vraiment de différence de recrutement entre un tirailleur marocain ou un spahi et un goumier marocain et qu'ils n'y a ainsi aucune raison de les considérer plus sauvages ou plus brutaux les uns que les autres. Elle ne sait pas que les Goums Mixtes Marocains ne sont pas des troupes irrégulières, autrement dit sans règles. Ils appartiennent à l’Armée française depuis 1913. Certes ils ont statut particulier sur le plan administratif mais ils sont soumis aux Règlements et en l’occurrence au Règlement de discipline générale. Quant au jargon «justice exécutive » et « règlement alternatif des contentieux et des infractions disciplinaires », il aurait plus simple de citer le capitaine Pierre Lyautey, neveu du maréchal chargé au Commandement de des Goums de la liaison avec les Alliés : « Chez nous, la discipline est terrible. Tout flagrant délit est immédiatement puni. L'officier a le droit de faire fusiller sur-le-champ, sans attendre les arrêts du tribunal militaire»[9]. Cette citation, qui a toute son importance, est la conclusion d’un passage du livre de Pierre Lyautey qu’elle a reproduit page 428 sans la reprendre. Pourquoi s’est-elle arrêtée en si bon chemin ? (Cf. annexe). Enfin elle se contredit en sous-entendant que les 28 soldats fusillés sommairement, cités plus haut, sont des Goumiers : elle a déjà écrit à la page 427 qu’il s’agit de 28 tirailleurs.
L’auteure donne différentes estimations des viols commis en Italie. Le 29 décembre 1944 « le préfet de Frosinone estime que dans sa province [Lazio] 261 viols furent perpétrés à Castro dei Volsci, 250 à Pico, 96 à Valecorsa ou encore 100 à Esperia » (p.435). Le 14 août 1945, le ministère de la Guerre italien chiffrait le nombre des viols à 1119, dont 1014 sont attribués aux Français, 35 aux Américains et 36 aux Anglais (p. 445). Elle n’envisage pas l’éventualité que ces deux derniers chiffres puissent ne pas correspondre à la réalité. Certes elle évoque bien « les violences commises par l’armée américaine en France », dénoncées par Robert Lily, sans cependant préciser par exemple que, selon ce professeur américain, il y a eu 208 viols et une trentaine de meurtres rien que pour le département de la Manche en juin-juillet 1944. Le fait que l’armée américaine pouvait se conduire en Italie comme en Normandie à la même date ne l’a pas incité à consulter sur ce sujet les archives américaines et britanniques comme elle l’a fait pour les Français. Elle aurait pu vérifier certaines sources faisant état de 125 américains condamnés pour viols et 17 pour homicides volontaires au mois de mai. De son côté, le Service français des réparations avait reçu le 1er janvier 1947 « 1364 plaintes pour vols, 598 pour viols, 11 pour blessures et 17 pour meurtres » (p.446).
Devant la distorsion entre ces trois différentes séries de chiffres (Préfet de Frosinone, Ministère de la Guerre italien et du Service français des réparations), l’auteure commence par annoncer que « l’estimation totale des exactions est une gageure », pour terminer en jugeant «de 3000 à 5000 viols commis par le corps expéditionnaire en Italie. Cette estimation comporte aussi une part d’arbitraire mais il nous semble important de proposer un ordre de grandeur face aux chiffres fantaisistes parfois avancés» (p.447). Curieuse façon de raisonner que d’avancer une proposition immédiatement annulée par une seconde. En quoi les chiffres avancés sont-ils fantaisistes ? Ils émanent d'autorités reconnues. Comment expliquer que plus de deux ans après les faits le Service français des réparations (SFR) n'ait reçu que 598 plaintes pour viols alors que le préfet de Frosinone les évalue à 707 et le ministère de la guerre les chiffre à 1119 dont 1014 imputables aux Français ? 416 marocchinates recensées n'auraient pas porté plainte ? Plutôt que de se livrer à une estimation tout aussi fantaisiste et aussi peu scientifique que rien n’étaye, l’auteure aurait pu essayer d'expliquer ces différences.
Au milieu de la litanie d’atrocités attribuées beaucoup trop souvent aux Goumiers marocains, Madame Julie Le Gac insiste sur les documents du 23 mai 1947 et du 17 septembre 1947, émanant tous les deux du SFR. Le premier à la page 445, points de suspensions intrigants compris, souligne la culpabilité des Goumiers : « Un grand nombre de dossiers concernant des faits […] imputables aux Tabors marocains ont été liquidés directement par le CMFI. Ainsi, en effet, ont été réglées par émission de mandats collectifs sur le ministère du Trésor, 491 plaintes d’habitants de Castro dei Volsci, 700 plaintes d’habitants de Pontecorvo, 348 plaintes d’habitants de Fondi, et 326 plaintes de différentes localités de la province de Viterbe ». Le second à la page 486 donne de nouveaux chiffres concernant « les plaintes collectives des 268 habitants de Castro dei Volsci, 185 de Fondi et encore des 1957 victimes de Pontecorvo …Une somme forfaitaire indemnisant une partie des dommages est adressée à un groupe de notables du village, à charge pour ce dernier de la répartir. Ces mandats collectifs favorisent cependant des détournements de fonds par les élites locales comme ce fut le cas à Pontecorvo ». Par quel miracle les nouvelles plaintes de Fondi et de Castro dei Volsci avaient-elles diminué pendant que celles de Pontecorvo avaient plus que doublé alors que toutes ces plaintes étaient censées avoir déjà été indemnisées trois mois auparavant ? L’auteure n’en donne aucune explication. Elle ne rappelle pas non plus qu’il s’agit uniquement du règlement des délits prévus par l’accord du 22 mars 1946 (Cf.§ 4) et non des 598 viols recensés par le même service. Le lecteur est ainsi conduit à penser que tous ces chiffres se rapportent à des viols.
Madame Julie Le Gac ne fait, non plus, aucun examen critique de ces deux documents qu’elle accepte comme parole d’évangile. Elle a reculé devant le travail de bénédictin qui consistait à éplucher les Journaux de Marche Opérationnels (JMO) de chaque Goum et de chaque Tabor, pour connaître à chaque instant leur position. Les quelques lignes qu’elle donne à la page 387 du chapitre VIII sur les huit premiers jours de l’offensive sont effets très insuffisants. « Malgré la rigueur du relief, les groupements tactiques du Corps de montagne progressent donc à une vitesse fulgurante. Le 16, le groupement Guillaume conquiert le mont Petrella, haut de 1533m, puis le mont Revole qui s’élève à 1307m, tandis que le groupement Bondis prend le mont Fammera, haut de 1175m. Le Corps de montagne repousse des contre-attaques dans la région de Campodimele et atteint les monts Fontanino et Croce. Le 18 mai, l’ensemble des mont Aurunci est entre les mains des Français qui contrôlent alors une portion de la route Itri-Pico ».
Ce survol ne permet pas d’évaluer les responsabilités éventuelles des Goumiers marocains dans les affaires que l’auteure leurs reproche. Une mise au point succincte est indispensable. Le 15 mai, les deux groupements franchissent la rivière Ausone et y réduisent les résistances allemandes.
Le groupement Guillaume occupe le sommet du Petrella après que le 4e GTM a escaladé le mont Castello, une muraille haute de 300 m[10]. Le 16 mai, le groupement coiffe le mont Revole. Le 17 mai, le général Guillaume monte une manœuvre et anéantit deux bataillons allemands venus occuper le Revole. Dans la soirée le IIe Tabor s’empare du mont Pezze, un magnifique observatoire qui domine la rocade Itri-Pico. Les allemands vont essayer de le reprendre le lendemain sans succès au 1er GTM qui a suivi son Tabor. Ils abandonnent 136 cadavres et 36 prisonniers.
Quant au groupement Bondis, il atteint le 15 mai le Fammera di Spigno[11]. Le lendemain, le Xème Tabor nettoie le mont Chiavica et le XVIIe occupe le Belvedere[12]. Le 17 mai le sous- groupement d’Ales (XVIIème Tabor, 4 compagnies de tirailleurs et le 1/69 RAM) s’empare des monts Logo et Calvo et repousse les contre-attaques allemandes jusqu’à ce qu'il soit relevé.
. Le 18 mai le groupement reprend sa marche et occupe les hauteurs sud-ouest de Pico d’où il menace les arrières ennemis qui bloquent l’avance britannique à Pontecorvo.
Les Goumiers marocains n’ont donc jamais les pieds ni à Pontecorvo, ni à Fondi ni à Esperia. L’a priori de l’auteure contre les Goumiers, coupables désignés, est tel qu’elle se contredit.
Pas à une incohérence près, l’auteure attribue à la page 445 les exactions de Pontecorvo aux Tabors marocains. A-t-elle oublié ce qu’elle écrit à la page 389 ? « Les divisions de Burns [Commandant le 1er Corps canadien, comprenant la 8e division Indienne] appuyé par la 1ere DMI perce “le verrou Senger” à Pontecorvo le 24 mai ».
Fondi, situé dans la plaine côtière, était dans la zone d’action américaine. Le JMO du 1er GTM précise : « à la gauche du CEF, les Américains doivent dans la journée du 19 s’emparer du Monte Grande. Elles demandent à être couvertes sur leur côté droit par les Français occupant le Monte Velle ». Venant de Fondi, les américains, grimpant les pentes de la montagne où se dresse le monastère de Santa Madelena Civita, sont vus par le lieutenant de Kerautem (JMO du 1er GTM).
Castro dei Volsci, position clé, est le 26 mai sous la pression conjuguée du détachement blindé Dodelier (devenu Louchet), du groupement Bondis et de la 2e DIM. Le Xe Tabor du 3e GTM entre le 27 dans la ville évacuée dans la nuit par les Allemands. Le colonel Le Goyet est très précis:les Goumiers entrent dans la ville « à 10heures 15. Ils sont relevés à 12 heures par la 2e DIM »[13]. Difficile donc d’attribuer les exactions au seul Xe Tabor.
Les Goumiers ne sont pas non plus concernés par le cas d’Esperia et la chaine des monts Fammera, Flocchi et Laccio bordant la ville au sud, tous situés dans la zone d’action de la 3e DIA. Déjà détruite en 828 avec son monastère bénédictin par un raid musulman, Esperia est décorée de la médaille d’or du Mérite civil pour avoir souffert des bombardements et avoir subi les exactions delle troupe marrochine. Madame Le Gac nous dit que « les premières plaintes apparaissent dès le 15 mai, lorsque les Goumiers atteignent Pollega et le mont Revole dans les monts Aurenci où de nombreux civils de la région d’Esperia se sont réfugiés » (p.434). Il parait peu vraisemblable que des habitants d’Esperia se soient réfugiés sur le mont Revole peu accueillant. Après avoir franchi la chaine de montagne citée ci-dessus, ces civils auraient progressé « dans un relief escarpé sur des chemins étroits aux abords minés » décrit à la page 390.
Deux pages plus loin, l’auteure, qui n’est toujours pas à une contradiction près, revient sur ce sujet avec une narration différente : « Ces exactions sont principalement perpétrées au cours des temps de repos octroyés aux unités. Ainsi, lorsque le 2e Tabor interrompt le temps d’une journée sa fulgurante progression au travers des monts Aurenci le 17 mai au sud de la route Itri-Pico (Sic), de nombreuses plaintes pour viols sont recensées le même jour, un peu plus au sud dans la région d’Esperia ». Faut-il comprendre dans cette deuxième version, les Goumiers auraient profité d’un temps de repos pour commettre des viols dans la région d’Esperia sur des civils censés s’être réfugiés au Monte Revole dans la première version ? Or, le 17 mai, le IIe Tabor participait au sein groupement Guillaume à la destruction de deux bataillons allemands, puis à occuper le mont Pezze dans la soirée du 17 et enfin à résister à une contre-attaque toute la journée du lendemain. Avec l’intention, peut-être inconsciente, de vouloir impliquer les Goums à tous prix, Madame Julie Le Gac en arrive à développer sa thèse à l’encontre de toutes évidences.
Étant à leur tête pendant l’offensive du 11 mai, le général Guillaume était bien placé pour connaître la situation et pour prendre des mesures immédiates et définitives comme l’a expliqué plus haut le capitaine Lyautey. Pour éviter des complications administratives ultérieures, les fusillés ont, semble-t-il, été considérés comme morts au combat. La leçon a servi. Sur les autres théâtres d’opérations les condamnations pour viols ont été de l’ordre de quelque unité, comme en convient Madame Julie le Gac. Au général Guillaume qui demandait « une enquête officielle », qui n’a jamais eu lieu, le général de Gaulle répondit « Ce sont de primitifs ».
Tout était dit. La mauvaise réputation des Goumiers tenait à leur aspect farouche et à leurs manières ne correspondant pas aux critères européens. En un mot les Goumiers étaient, aux yeux des Italiens, les nouveaux barbares[14].
Il est vrai que le commandement a toléré que les Goumiers fassent main basse sur la volaille, les moutons ou caprins, l’huile et la farine nécessaire pour faire la cuisine à laquelle ils étaient habitués. Encore fallait-il qu’ils en trouvent dans les Monts Aurenci déserts. « Quatre jours après notre départ, comme les convois muletiers n’avaient pas pu nous suivre, notre ravitaillement fut assuré par parachutage, au grand ébahissement des Goumiers qui n’avaient encore jamais vu pain et cartouches tomber du ciel »[15]. Bien sûr comme tous les soldats en campagne, les Goumiers se sont aussi logés chez l’habitant. Ils ont même succédé aux Allemand en occupant des maisons qu’ils venaient d’abandonner. Cette habitude fut fatale au XVIIe Tabor. Miné par les Allemands, le château Carpineto a sauté dans la nuit du 4 juin, causant la mort du lieutenant-colonel d’Ales (et non d’Alèse), de 13 officiers et sous-officiers et de 25 Goumiers et faisant de nombreux blessés.
Les vols autres que la nourriture n’étaient pas tolérés. Les GTM n’étant pas motorisés, la razzia chère à Julie Le Gac était forcément limitée à ce que pouvaient prendre les Goumiers dans leurs sacs à dos autrement dit quasiment rien. Quand il leurs arrivait d’être transportés en camions, le problème du poids et du volume se posait à nouveau, dès qu’ils remettaient pied à terre. Analphabètes et berbérophones l’envoi de colis nécessitait la complicité de Français. Une fouille générale a été faite avant l’embarquement pour la Corse. Tous les objets détenus indument ont été saisis et remis à une œuvre italienne.
Tous n’étaient pas des saints mais ce livre fait injure à la mémoire des 1700 Goumiers marocains et leurs chefs morts pour la France entre 1942 et 1945. En attribuant, le 14 juillet 1945, un drapeau de la République Française commun aux quatre GTM, le général de Gaulle a su reconnu leur mérite[16].
On ne saisit pas bien les raisons, qui ont conduit l’IRSEM à décerner en 2012 le prix d’histoire militaire à la thèse intitulée Splendeur et misère du Corps expéditionnaire en Italie.
Vaincre sans gloire, issu de cette thèse, qui est loin d’apporter du nouveau sur le plan militaire, stratégique et tactique, stigmatise sur soixante pages le Corps expéditionnaire en Italie qui ne méritait pas l’avanie de se voir ainsi retirer sa gloire.
On est donc surpris que ce livre paraisse sous le label du Ministère de la défense-DMPA. Il est difficile en effet de faire mieux si on avait voulu apporter des munitions à la campagne des Marocchinate et si on avait voulu froisser nos amis Marocains.
[1] Général Guillaume, Homme de Guerre, Éditions France- Empire, 1977.
[2] Volume publié en 1965 par l’Associazione nazionale vittime civili di guerra
[3] Pour les 10 dernières lignes, consulter internet.
[4] Ibidem
[5] Général Guillaume, les Berbères marocains et la Pacification de l’Atlas central. Julliard, 1946.
[6] Lettre du cardinal Tisserant citée par Julie Le Gac, Vaincre sans gloire, Belles lettres, 2013
[7] Note du général Juin du 27 mai 1944, citée par Julie Le Gac.
[8] Note du 1 bureau du CEF du 4 juillet.
[9] Pierre Lyautey, La campagne d’Italie 1944.Souvenirs d’un goumier, Plon, 1945.
[10] Composition groupement Guillaume : 1 GTM (II, III, XII Tabor) +4 GTM (V, VII XI Tabor) + 6 RTM + Ii/64RAM
[11] Composition du groupement Bondis 3 GTM + I et II/1RTM + II/ 69 RAM.
[12] A ne pas confondre avec le Belvédère des Abruzzes
[13] Colonel Pierre Le Goyet, La participation française à la campagne d’Italie, Imprimerie nationale, 1969. Cet ouvrage fait partie de la liste des ouvrage consultés par Madame Julie Le Gac
[14] En français, l’étymologie de Berbère pourrait être Barbare, via le latin
[15] Général Guillaume, opus cité.
[16] Précisons que jusqu’en 1940, les Goums Mixtes Marocains n’étant ni embataillonnés, ni enrégimentés, ils ne pouvaient prétendre à un drapeau.
ANNEXE 1
ANNEXE 2
Page 307 de l'ouvrage de Daniel Rivet
Lyautey et l’institution du protectorat français au Maroc, tome III